Jeux de grands (11/10/2017)
Les adultes gardent toujours une âme d’enfant, même profondément enfouie et la vie professionnelle est un terrain de jeu particulièrement approprié pour s’en rendre compte. Nous pensons ne faire que des choses sérieuses, utiles et valorisantes du point de vue d’un adulte et pourtant le lieu de travail est parsemé de jeux d’enfants que l’on ne détecte qu’au travers d’une patiente analyse et qui n’ont rien à envier à une cour d’école même si les jeux de grands n’ont plus l’innocence de la tendre enfance et peuvent parfois prendre un trait dramatique, laissant quelques victimes sur le bord du chemin. Il y a autant de quoi rire, de bon cœur ou jaune devant ce petit tour d’horizon non exhaustif que le lecteur pourra compléter à sa guise et faire partager à l’auteur, pour compléter cette étude sociologique et anthropologique amateur.
Commençons par le plus connu d’entre eux, le Mistigri, dénommé dans le monde professionnel par le vocable de la patate chaude. Il y a toujours une tache, un courrier, un dossier qui passe de service en service, d’un salarié à l’autre jusqu’à se perdre dans les méandres bureaucratiques, car celui qui y touche sans faire la passe se voit dans l’obligation de le traiter. C’est le Mistigri et chaque jour, le Mistigri change de forme et de visage… Invoquez la responsabilité et l’on vous traite de mauvais joueur : le Mistigri ne saurait être nommé, sous peine de vous exclure du jeu !
Un autre divertissement bien connu est la partie de cache-cache. Certains sont même des spécialistes de la disparition quand vient le temps d’un travail de fond. Ils connaissent tous les recoins de la boîte pour ne pas être trouvés et ne réapparaissent qu’une fois le dossier terminé. Certains poussent le vice de ne revenir que pour se mettre sur la tribune et figurer sur la photo venant célébrer le succès de l’entreprise et prendre un bain de félicitations. Des winners aux traits apaisés, les autres ayant trimés utilement pour la réussite du projet, souvent de belles carrières…à condition de changer de boîte souvent, sinon gare au risque de se faire griller…
Jeu plus viril s’il en est, le bras de fer est constitutif d’un rapport de force à éprouver. Il se pratique d’autant mieux que le rapport est inégal : le pot de fer préfère toujours rencontrer le pot de terre, parce qu’entre pot de fer, se neutralisant, c’est plutôt la coopération forcée que l’on entretient. Le bras de fer est un jeu individuel, ou collectif en milieu professionnel, les affrontements sont publics ou plus surement feutrés mais souvent violents. Deux collègues, deux chefs, deux services qui se tirent la bourre pour imposer leurs vues à l’autre, par tous les moyens possibles. Peaux de bananes, pièges en eaux troubles, rumeurs, calomnies, oubli de transmission d’informations capitales, tout est bon pour faire trébucher l’autre, y compris de mettre entre parenthèses ses principes moraux. La mise en concurrence voulue par la hiérarchie peut conduire à ce bras de fer, comme pour plaire à l’instituteur ou l’institutrice à l’époque de l’enfance, conduisant irrémédiablement à la politique de la terre brûlée à moyen et long terme, mais elle permet de faire suer le burnous à très courte échéance.
Entre égaux ou quand l’un des deux, le subordonné, est plus malin, ce serait plutôt le Je te tiens, tu me tiens par la barbichette qui tiendrait la corde. Autre classique des relations de travail, cousin du bras de fer, parce qu’il en est une des formes, il peut aussi s’exercer dans un autre registre : j’ai fait une connerie, toi aussi, balle au centre, on se couvre mutuellement. Le chantage mutuel, le renvoi d’ascenseur, les déclinaisons sont multiples. Les positionnements de certains, incompréhensibles à première vue, deviennent clairs quand on voit en arrière-plan les rapports de force et les relations entre les uns et les autres. Les petites histoires nous en apprennent souvent bien plus que tous les manuels de management sur le comportement des hommes et des femmes d’une organisation…
Avec le billard, nous entrons dans le royaume des calculateurs et des élaborateurs de plans complexes avec le fameux coup de billard à trois bandes. La stratégie complexe, et il faut le dire parfois incompréhensible et foireuse, passe par des constructions alambiquées. Parfois le coup de maître surgit sans que les uns et les autres n’aient vu que du feu. Il y a des génies, il faut en convenir, qui n’ont pas leur pareil pour réussir, se placer, progresser, être là où on ne les attend pas. Il y en a d’autres pour qui le billard ressemble bien plus à un jeu de quilles : un grand coup au hasard en espérant, sur un malentendu, placer quelques billes… Au bluff, ça peut faire illusion… Mais c’est comme pour la partie de cache-cache, ça ne peut durer trop longtemps…
Le monde professionnel est aussi le royaume du bluff. Comme dans nombre de jeux de cartes, bluff et hasard ont une place de choix dans le monde professionnel. Certains n’ont qu’un pauvre jeu, osent, tentent et parfois réussissent. Ce n’est pas qu’une question de hasard, c’est une question de culot, de prises de risques. Risques qui se calculent et qui n’existent pas toujours réellement. Il y a dans le monde de l’entreprise des success story présentées qui oublient de mentionner que certains bénéficient d’un jeu bien mieux doté que leurs contemporains, par la naissance, les relations familiales et amicales, certains ont un, deux, voire trois carrés d’as quand les autres ont à peine de quoi jouer au pouilleux… Mais pour tous, un rappel : attention aux joueurs compulsifs, ils peuvent griller leurs cartes une à une, sans parvenir à se refaire.
Il faut de tout pour faire un monde mais l’on se passerait bien de quelques-uns pour le rendre meilleur : la vie professionnelle n’y échappe pas et les pervers, harceleurs y trouvent un terrain propice avec le fameux lien de subordination qui a comme conséquence que certains sont plus égaux que d’autres. C’est le royaume du chat dans sa version trash et délictuelle, le chat-bite. Profitant d’une position hiérarchique, d’une condition de dominant, les mains se baladent, les collaboratrices (plus rarement les collaborateurs) sont coincées contre un mur entre la machine à café et la photocopieuse. Le harcèlement sexuel est une réalité, comme peut l’être le harcèlement tout court. Il n’est qu’à voir les ravages qu’une seule personne peut commettre à l’échelle d’une organisation, capable d’instaurer un régime de terreur, usant de violence, de chantage et d’une machine à bâillonner les victimes et camoufler les méfaits. Il y a ainsi les terreurs comme nous avons connu dans les cours d’école les caïds dont le souvenir nous glace encore le sang après plusieurs décennies encore…
Ainsi le monde de l’entreprise et plus largement le monde du travail (le secteur public ou associatif n’est pas exempt de critiques et sait faire aussi bien que le privé dans ce domaine) est un théâtre de guerre. Oui, on joue à la guerre aussi, mais sans les bouts de bois figurant des armes. C’est une guerre de grands, faite de mauvais coup, de pressions psychologiques et de tortures mentales. Si le travail des temps passés était caractérisé par la dureté physique (ce qu’il demeure pour de nombreux salariés), c’est aujourd’hui sur le mental que s’est déplacé le théâtre des opérations. Faire plier l’autre en lui rendant la vie impossible, par des procédés plus ou moins subtils. Faire craquer, rendre chèvre, les procédés n’ont de limites que l’imagination des acteurs. Si la hiérarchie part avec quelques avantages certains, elle n’en a pas l’exclusivité : il y a des collaborateurs et salariés qui rendent dingues les collègues, les chefs et l’organisation. Il arrive même qu’ils soient féliciter pour cela…
Mais le monde professionnel n’est pas qu’un enfer du jeu où l’homme est un loup pour l’homme. Il y a de la place pour les jeux de coopérations, qui tendent à montrer la supériorité d’un modèle d’entraide pour parvenir à un objectif sur celui d’une compétition à outrance où tout le monde perd des plumes. Filer un coup de pouce sans attendre un retour (sous réserve que le destinataire du coup de pouce ne soit pas un habitué de « déléguer » à d’autres pour masquer sa paresse et son foutage de gueule), partager les informations, échanger, écouter, se faire une opinion, revenir sur ses positions, il y a de quoi y gagner. C’est jouer pour le plaisir de jouer ensemble. Nous avions plein de jeux ainsi faits et nous aurions tous intérêt à nous les rappeler…
Le jeu, celui qui rend cette vallée de larmes et de tristesse un tant soit peu agréable, dans ce qu’il a de ludique, utile et nécessaire a donc aussi sa place et même une place encore plus grande à conquérir.
D’ailleurs, certains y trouvent même des terrains de plaisirs librement consentis en continuant à jouer au docteur
18:00 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jeu, travail, mistigri, harcelement | | Facebook | |