Figure de style précaire (01/04/2016)
Il suffit de quelques mots pour mettre le doigt sur des tendances lourdes de l’air du temps. Quelques mots qui sont la démonstration de ce qui va ou ne va pas dans une société. L’exemple en a été donné récemment avec ce qui, pour son auteur, ne devait constituer qu’un trait d’humour, mais se révèle un lapsus de première catégorie. Quand Manuel Valls, devant un parterre d’employés, dans une entreprise, en plein débat sur le projet de loi de réforme du droit du travail, pense dérider l’atmosphère en indiquant qu’il est lui-même en CDD et que la précarité, il sait ce que sait, à son corps défendant, il nous livre une double leçon : sur sa conception du politique et sur sa méconnaissance des réalités vécues par une écrasante majorité de personnes dans le pays.
Sur sa conception du politique, mais elle n’est pas la sienne propre, il n’en est que l’un des représentants, c’est d’en faire une profession, un métier, une spécialisation du travail dans la société avec ses experts du suffrage universel. Oubliant que les fonctions politiques institutionnelles ne sont que des fonctions de représentation, par définition précaire, et qui d’ailleurs ne devraient pas s’installer dans le temps (le cumul des mandats dans le temps, quelle plaie !), Manuel Valls précise qu’en dehors de solliciter des suffrages, il est bien incapable de faire autre chose. C’est bien parce qu’il y a la captation des mandats politiques par une poignée de personnes, s’accrochant comme le lierre à un arbre, tuant tout autre forme de vie qui prétendrait occuper la place, que la société s’enkyste, victime d’un effet d’entropie. Encore et toujours, la question de ce cumul des mandats se pose dans le renouvellement de la politique et de la conduite de la société, pour qu’une caste, un petit groupe n’en vienne pas à détenir le monopole de la représentation des citoyens.
Sur sa conception de la précarité, Manuel Valls aimerait que l’on puisse croire qu’entre un intérimaire au SMIC, connaissant des périodes de chômage, ou encore une personne au RSA, et lui-même, c’est une situation identique. Sur le papier, ça pourrait tenir. Dans l’analyse, cela confirme surtout un mépris total et ce qui serait plus inquiétant, une méconnaissance totale des réalités vécues par des ses concitoyens. En consultant la biographie du Premier Ministre, nous nous apercevons qu’il n’a pas connu d’accident de parcours le mettant sur ce qui est le lot commun et la conséquence de la précarité chez les plus modestes, la paupérisation. Parce que le premier ministre ne pourra pas l’admettre, bien qu’expliquer serait excuser selon sa conception, mais le petit plus qui fait la différence entre un Manuel Valls et tout un chacun, ce sont les réseaux. Quand vous pouvez compter sur les autres pour vous rattraper en cas de licenciement ou fin de contrat, vous pistonner pour un poste, vous ouvrir des opportunités, vous pouvez être précaire, vous ne serez pas dans l’insécurité. Quand votre seul réseau s’appelle Pôle Emploi, la chose est différente.
À moins que cette précarité ne soit organisée sciemment : il est toujours plus facile de diriger une société sur la peur de perdre le peu que l’on a. Mais à force de n’avoir plus grand-chose, on n’a plus rien, et quand on n’a plus rien, on n’a plus rien à perdre. Au final, un jour peut-être, Manuel Valls connaîtra le destin de ses milliers de concitoyens, la précarité sans la sécurité. Et devra constater que la sécurité matérielle peut être bien ténue et la précarité une notion plus ou moins relative. Et il méditera sur son trait d’humour, lâché un printemps 2016.
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