Le brexit selon Jonathan Coe (17/01/2020)
Et si le Brexit n’était que le dernier acte de la déliquescence d’un empire anglais moribond depuis des décennies… Et si le Leave, une fois déclenchée par mauvais calcul politique ne pouvait être qu’inéluctable parce qu’il est l’expression d’un mouvement de fond ?
C’est ce que Jonathan Coe tente de nous démontrer dans son dernier roman, Dans le coeur de l’Angleterre (Middle England), plongeant le lecteur dans une description d’un Royaume (dés)Uni qui n’existe plus et d’une Angleterre à la limite de l’explosion entre ses composantes et ses individus.
A la lecture de ce roman passionnant, nos idées sont largement bousculées et il y a matière à se pencher sur nos propres situations nationales.
C’est aussi les retrouvailles avec des personnages de deux précédents romans ceux du tter’s Club et The Closed Circle, que l’on voit évoluer depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui, tryptique magistrale sur l'évolution de la société anglaise et plus largement mondiale de la société contemporaine. Des illusions de la jeunesse au brexit en passant par le long déclin britannique, sans oublier les dégâts du Thatchérisme et le mirage non moins destructeur du blairisme, on découvre qu’il y a quelque chose de pourri au royaume d’Elisabeth.
Mais autant qu’une chronique anglaise, c’est une chronique du monde qui est tenu, quand la fiction permet d’appuyer sur une réalité qui fait mal, dans un portrait sans concessions.
Le roman suit des personnages naviguant entre les classes, entre les mondes, entre cette middle england et même la deep england et le phénomène urbain qu’est Londres, ville monde, la moins anglaise des villes d’Angleterre, au-delà du folklore qu’on peut y rencontrer. Commençant en 2010, c’est une Angleterre qui a échappé à la banqueroute que nous découvrons, un pays moribond, où la désindustrialisation a fait son œuvre de destruction, où le libéralisme conservateur ou labour version Blair a construit une société totalement inégalitaire.
Plusieurs mondes se côtoient encore, se rencontrent mais les non-dits sont nombreux. C’est une société traversée par des fractures profondes, pratiquement irrémédiables, qui est décrite.
Les industries ont mis la clé sous la porte, c’est une modernité entre chômage et petits boulots mal payés, trappe à pauvreté, que l’on découvre à Birmingham et ses environs pendant que la ville-monde Londres concentre la richesse et le pouvoir. Les classes moyennes et populaires délaissées, notamment par le labour, vont céder aux sirènes du populisme et de la phobie : phobie du monde d’aujourd’hui, de l’autre, de l’Europe, tout ce qui peut expliquer la situation sans pour autant s’en prendre aux causes profondes que sont le libéralisme et le capitalisme moderne ou encore la responsabilité directe d’élites où le clivage n’est que d’apparence pour mieux défendre sa propre classe en laissant croire à des joutes politiques.
Une lame de fond parcourt la société anglaise, une vague de repli qui se traduit notamment par une poussée xénophobe savamment orchestrée par quelques-uns et entrenue par quelques autres. Les langues se délient doucement mais surement et il ne fait pas bon appartenir à une minorité, cause de tous les soucis. Féminisme, multiculturalisme, tout y passe et la nostalgie pour la vieille Angleterre pointe son nez. C’est d’ailleurs paradoxalement dans une célébration avec le monde entier que le sentiment national va reprendre du poil de la bête, une England Pride que l’écrivain fait correspondre à la cérémonie d’ouverture des JO de 2012, la mise en scène de Danny Boyle servant de révélateur kaléidoscopique de cette fierté.
Le Royaume-Uni est un empire, un empire anglais et le brexit n’est que le dernier clou au cercueil de cette empire. Si l’impérialisme anglais outre-mer a pu taire les velléités nationales au Royaume-Uni, donnant même une forme de fierté britannique aux autres nations que la nation anglaise, le repli de l’empire sur les iles britanniques a travaillé les nationalismes et pas seulement en Ecosse, en Irlande du Nord et au Pays de Galles : l’Angleterre n’est pas épargnée par le phénomène.
Quand les inégalités explosent, quand l’avenir parait bouché, quand les élites ne vivent pas la misère et la merde quotidienne, le feu couve lentement dans les chaumières. D’ailleurs, Jonathan Coe, pro-européen et remainer assumé n’en veut pas tant au peuple anglais qu’à ses élites, qui ont laissé la population sur le carreau et n’ont rien trouvé de mieux que le populisme pour tenter de conserver une position de pouvoir.
Le feu couvait dans la population anglaise, celle des petites villes, des territoires désindustrialisés, des campagnes, des laissés pour compte autant que chez ceux, conservateurs, qui vivaient toujours à l’heure de Victoria sans se rendre compte que le monde avait changé. Au travers de dialogues truculents et de rencontres de différentes couches sociales, le vernis de la politesse britannique craque, et les attaques feutrées contre l’autre apparaissent au grand jour : l’Europe, l’immigration, la libération des mœurs voilà les chevaux de Troie de la déliquescence de l’économie et de la culture anglaise. Dans une atmosphère de nostalgie, le make britain great again va être une petite musique qui s'installe au quotidien, une nostalgie pour revenir en noir et blanc, et surtout en blanc et anglo-saxonne. La fierté n’est pas un défaut en tant que tel mais le devient quand celle-ci est une fierté défensive, de repli sur soi et du rejet de l’autre.
Cette plongée au cœur de l’Angleterre révèle une population perdue, dont l’avenir semble bouché, qui ne comprend pas le monde qui l’entoure, qui sent bien que les élites ont pu mobiliser tous les moyens possibles pour sauver en 2008 des banques qui avaient déclenchés la crise tout en faisant payer aux contribuables lambda et aux usagers du service public la facture. Le référendum sur le brexit va venir à point nommé pour libérer les aigreurs et les déceptions accumulées. Les héros du roman, plutôt du côté du remain, reflet d’une classe moyenne supérieure et bourgeoise, se trouvent pris dans le tourbillon de la campagne du brexit, devant le résultat et surtout sur la suite de ce référendum, dont la question de fond n’était pas celle posée mais bien un signal aux élites pour prononcer la rupture de confiance.
Mais cet ouvrage est aussi un roman sur le temps qui passe, Benjamin Trotter, Philippe Chase et Doug Anderton ont désormais 60 ans et se demandent ce qu’ils ont fait de leur jeunesse, la responsabilité qu’ils portent, leur génération, dans ce grand foutoir et ce qu’ils peuvent encore réaliser. Les relations avec leurs enfants sont une allégorie de l’Angleterre et du monde d’aujourd’hui : une certaine incompréhension pour ne pas dire une forme d’hostilité, la jeune génération pointant du doigt les boomers pour le monde dont ils héritent.
Le roman se termine avec nos héros qui se retrouvent autour d’une grande fête dans le lieu où les Trotter frère et sœur s’installent pour passer une retraite ensoleillée et méritée. Note optimiste diront certains, constat que l’Angleterre est à fuir pour d’autres, loin de la dernière surprise offerte par l’actualité britannique avec la nette victoire de Boris Johnson. Sur cette dernière, une chose est certaine, les anglais avaient besoin d’un leader qui avec un aplomb certain était capable de tracer une voie, qu’elle soit bonne ou mauvaise, le Labour et ses tergiversations sans ligne claire, se sont fait balayer comme des fétus de paille...
Il n’est pas un pays de nos jours qui échappe à ce phénomène d’une description ciselée des transformations en cours, des conséquences sur la société de l’explosion des inégalités et des effets de la pauvreté par les politiques d’austérité, descriptions sur lesquelles viennent s’ajouter les conséquences du réchauffement climatique, où quand la dystopie rejoint la réalité sous la plume d’écrivains et de scénaristes. La littérature a toujours eu cette fonction de décrire le monde, les Flaubert, les Zola, ne faisaient pas autre chose que cela et ont certainement permis d’alerter accompagnant autant que les mouvements politiques à une prise de conscience des populations.
Nous assistons désormais au dénouement d’une pièce commencée dans les années 70 et elles inspirent les artistes et créateurs de tous poils : ils ont souvent un regard plus perçant que les plus brillants analystes de plateaux TV et au travers de l’oeuvre cherchent une porte de sortie à ce monde en déliquescence. Et quand c’est brillamment écrit, nous en retirons au moins quelque satisfaction.
14:50 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : brexit, angleterre, jonathan coe, littérature | | Facebook | |