Le lambeau ou chronique de la reconstruction (15/07/2019)

chronique,lambeau,lançon,reconstruction,crise,dépressionLa vie nous apprend que nous ne sommes pas immuables. Nous sommes même le changement permanent. Cela se constate physiquement mais c’est tout aussi vrai intérieurement, et même plus profondément que notre enveloppe corporelle. Notre moi intérieur évolue, au gré des ans et des circonstances, aussi surement que notre peau se renouvelle chaque heure, chaque jour… Même pour des personnes dont le quotidien est identique d’un jour à l’autre, ces changements opèrent, dans des proportions certes homéopathiques, mais néanmoins réels. Nous ne sommes jamais tout à fait une personne différente, ni tout à fait le même individu que nous étions précédemment et que nous serons demain.

Il y a des évènements qui viennent bousculer, précipiter, accélérer ces changements, par implosion, blessures, traumatismes intérieures ou extérieures. Soit que l’enveloppe ne convienne plus, au fond nous sommes des serpents ou des homards qui doivent muer de manière continuelle, soit que cette enveloppe, et ce qu’elle contient, soit particulièrement atteinte.

Vous entrez dans certaines périodes de votre vie comme un accélérateur de particules ou une grande lessiveuse, c’est une question de point de vue et de bosses ressentis au cours de la séquence.

De ce point de vue, le lambeau de Philippe Lançon est une étude magistrale sur ce qui se joue en nous, sur cette identité en permanence reconstruite, cette réappropriation sans fin de ce que nous sommes. Récit autobiographique, il ne porte pas tant sur l’attentat de Charlie Hebdo dont Philippe Lançon est un des rares survivants que sur les conséquences de celui-ci sur ce qu’il était, est, puis devient.

Le récit n’est jamais glauque, il y a toujours une pudeur, même dans la description de l’horreur, du corps meurtri, des opérations qui se succèdent. Philippe Lançon voit son destin basculer en moins de deux minutes quand les frères K. massacrent les présents au comité de rédaction hebdomadaire de Charlie le 7 janvier 2015. Un chemin de croix commence alors, qui le plonge dans les limbes de l’univers hospitalier, chirurgical et psychologique : réparer les vivants, c’est tout autant une affaire de bistouri que de thérapie. Le journaliste qu’il est va faire de l’individu en reconstruction son sujet d’étude, une analyse réflexive sur ce qui se joue en lui et par extension en chacun de nous.

Ce que les balles ont fracassé, ce n’est pas seulement le bas du visage, le bras, la main, c’est la personnalité, la certitude d’être soi, ce qu’il était jusqu’alors. Appréhension de son propre corps meurtri, de la fragilité de l’être, qui découvre que le moindre effort devient une montagne impossible à franchir, que les progrès sont parfois insignifiants, que l’on peut être opéré des dizaines de fois dans un laps de temps très court, sans que le nombre d’interventions ne soit proportionnel au progrès immédiat pour la guérison, Lançon perçoit avant tout que son for intérieur est bouleversé. Les couches de ses vies antérieures se succèdent pour le visiter, s’entrecroisent et il se sent étranger à tout cela : la plongée dans le passé est brutale, le choc du traumatisme ne peut être réellement compris par les autres, même s’il est partagé. C’est d’ailleurs une des leçons du livre : l’expérience traumatique vous isole, seuls vos pairs d’infortune, en l’espèce les gueules cassées et ceux qui les soignent, peuvent vous apporter le réconfort de la compréhension. Cela ne veut pas dire qu’il convient d’exclure les autres, son entourage, quand bien même la tentation est forte, mais c’est un point essentiel du puzzle dans la reconstruction, il y a plusieurs cercles et formes de soutien, qu’il ne convient pas de confondre, le traumatisme de la victime n’est pas le traumatisme que vont ressentir ceux qui l’entourent et il faut autant se préserver que préserver les autres de certains aspects.

Le fameux lambeau qui donne son titre au livre, c’est le terme utilisé pour désigner la greffe constituée de l’os du péroné qui va être prélevé pour reconstruire une mâchoire ainsi que la pièce de muscle prélevé sur les mollets pour redonner vie et texture aux chairs du visage détruites. Il y a une forme de renaissance dans ces opérations : le patient qui ne peut se nourrir seul et se retrouve littéralement criblé de tuyaux et canules qui lui sortent de tout le corps va, peu à peu, reprendre possession de ses doigts, de ses mains (et combien elles sont importantes pour celui qui écrit), de son visage, de sa bouche (et la parole, qui nous semble si naturelle, devient un bien encore plus précieux quand vous en êtes privé). Ce corps qui n’est plus le même ne se laisse pas pour autant charcuter et dompter facilement. Il lutte, se rappelle à son propriétaire, ne répond pas toujours aux traitements, jouent de mauvais tours. Si les premières semaines sont ponctuées d’une actualité chirurgicale quasi-quotidienne laissant le cerveau au repos, l’installation dans la rééducation au long cours éprouve la patience. Nous connaissons tous cette sensation que l’action, la tempête dilate le temps, nous permettant de ne pas l’éprouver entièrement. Mais une fois la tempête passée commence alors le plus difficile, le retour à la normale, qui ne peut être tout à fait la même que précédemment. L’impatience guette toujours celui qui sort d’une épreuve difficile, impatience de retrouver une forme de primat sur son corps et son esprit, impatience de ne plus être le jouet de la douleur, de la souffrance, de l’inconfort ou même tout simplement du regard des autres. L’impatience joue des tours qu’il faut dompter comme un animal sauvage, avec conviction mais sans précipitation, une ligne de crête étroite où il faut cheminer, d’où l’on peut trébucher, mais qu’il faut rejoindre encore et toujours, retrouver ce sentier étroit où l’horizon est souvent bouché par un brouillard plus ou moins épais.

Dans cette reconstruction, plus que la douleur physique, même si elle est très présente, attenuée seulement par la magie des opiacées, c’est bien la question de la psyché qui est au cœur du récit, du rapport à soi-même, du rapport aux autres. Lançon décrit avec subtilité et humour les contradictions qu’il traverse. Il veut à la fois s’échapper de sa condition de victime tout en éprouvant une forme de plaisir à vivre une expérience unique, dans cette bulle de l’hôpital. Finalement, lui n’a pas vécu l’après-Charlie telle que la population française l’a vécu, de même que son expérience n’est pas celle des survivants non blessés du massacre, qui eux, sont restés dans le monde. Eternel débat, à savoir, quand un traumatisme est vécu, faut-il se jeter à l’eau du retour au quotidien immédiatement ou laisser un peu de temps passer ou autrement dit à quelle vitesse doit-on remonter à cheval. Les circonstances ont choisi pour Lançon et il décrit très bien que si dans un premier temps cette bulle a été protectrice, elle a rendu plus difficile le retour à la vraie vie et d’une certaine manière, le temps passant, il a cherché à retarder cet instant. D’autant que sa bulle lui a tout de même permis de prendre le temps de la reconstruction, de se refonder sur des bases qui à défaut d’être toujours voulu sont néanmoins solides, tout en poursuivant, de manière allégée et centrée sur son expérience, son travail de journaliste. La thérapie de Lançon passe aussi par cette introspection profonde, précise, ciselée.

Un traumatisme, un cataclysme, c’est tout autant une parenthèse qu’une césure dans la vie d’un homme. Nous en connaissons et en éprouvons sans le savoir au quotidien. Mais la plupart sont imperceptibles. D’autres ont plus d’intensité et nous marquent. Sur l’échelle de Richter des secousses de la vie, seules les plus importantes se laissent voir. Mais toute secousse aura une conséquence sur notre être, notre chemin de vie, seulement certaines nous atteignent en pleine conscience. Le drame, mais aussi la pure joie, intense, sont en capacité de construire ces césures franches dans une vie, et elles nécessitent souvent une parenthèse pour les digérer. C’est l’accident, le deuil mais aussi la joie de la naissance d’un enfant, parfois des rencontres, amoureuses, amicales ou professionnelles. Lançon décrit cette parenthèse, parenthèse hospitalière en l’espèce, tout en identifiant la césure profonde qu’il vit : les balles ont changé son corps mais aussi sa trajectoire de vie. Il y a un individu, celui d’avant, fruit de toutes ses expériences, de toutes ses âges passés et il y a le patient sur son lit, qui voit cet individu avec distance, et ceux qui l’ont connu avec un sentiment ambigu d’être autant étranger que proche de ces personnes.

Une épreuve de vie, de celle qui fait imploser (ce peut être un épisode dépressif, un accident de vie, un changement radical), c’est une sorte de voyage intérieur. Entre isolement et besoin de société, entre désespoir et espoir, entre réalité et fiction, en un mot, c’est un voyage au cœur de l’inconfort : les certitudes sont balayées, la fragilité est à fleur de peau, l’Homme est nu, il est enfant qui doit réapprendre à vivre, à marcher, à appréhender son propre corps, son propre esprit. Et de là viennent les incompréhensions avec l’entourage. Ce qui parait être de la mauvaise foi, de la paresse, de la méchanceté dans le comportement dans les yeux des autres, c’est seulement la fragilité de l’être qui réapprend à s’aimer, s’estimer, à avoir confiance en lui. La parenthèse n’est pas une mer d’huile, c’est même le contraire. La parenthèse est une tempête pour celui qui la vit, et elle peut emporter ce qui se trouve à proximité de l’individu en crise, par crise il faut entendre cette rupture avec un état passé. Les amitiés, les amours, le quotidien, la profondeur, l’intensité, la manière de répondre à la crise emportent les liens les plus solides comme des fétus de paille.

Le livre de Lançon est tout autant une expérience personnelle, à l’écriture délicate, exorcisme personnel pour son auteur, qu’une analyse précise, chirurgicale disions-nous au début de cette chronique, sur ce que peut vivre tout un chacun, comment le changement nous saisit, comment nous y répondons. Il se mérite d’autant plus, se révèle d’autant mieux, que le lecteur a connu cette expérience profonde du traumatisme qui fait basculer dans une crise radicale (crise de la quarantaine, décès, accident de la vie). Les mots renvoient un écho, écho réconfortant autant que déstabilisant. Nous ne sommes pas seuls à vivre des expériences traumatisantes, elles sont toujours inconfortables quand bien même elles peuvent déboucher sur du beau, du bon et du meilleur.

Il y a des livres qui vous font vous évader, vous transporte parce qu’il vous conduise dans une parenthèse enchantée. Et il y a des livres qui vous mettent les pieds sur terre, vous accompagnent autant que peuvent le faire les hommes et les femmes dans votre parenthèse traumatique. Les uns comme les autres sont des rencontres. Le livre de Lançon, dans la deuxième catégorie, est une rencontre amicale précieuse. Elle participe de la résurrection, en soutenant la reconstruction pour celui qui l’expérimente. Elle peut être pour l’entourage une clé pour comprendre, un peu, ce qui se trame chez l’être atteint. Une aide à l’empathie, à l’altérité. Parce que l’on change pour soi, autant que pour les autres et par le regard des autres.

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