Allongé sur le flanc d’une colline, un brin d’herbe entre les dents, un représentant quelconque de l’espèce humaine contemple quelque nuage fantasque. Tout à sa rêverie, il se dit qu’il en faut peu pour être heureux et cela le fait sourire de siffloter le refrain préféré de Baloo. Depuis toujours, elle lui donne la pêche cette chanson, et c’est c’autant plus vrai en cet instant de procrastination voluptueuse. Notre flâneur et rêveur se demande alors ce qu’il faut, justement, pour l’être, heureux, et il dresse une petite liste : un petit chez soi, un petit lopin de terre, pour manger sain et prendre le temps de voir pousser sa vie , un peu de travail pour assurer le financement des menues dépenses du quotidien et des quelques impôts et cotisations nécessaires pour socialiser certains revenus au cours de la vie, mais un travail qui ne soit pas aliénant, se répète t’il deux fois, et un travail utile pour la société insiste t’il encore, des amis, avec qui partager des grands et des petits moments, une bonne fête de temps en temps, des loisirs et des belles tranches de rigolade. Un tel inventaire, ça semble beaucoup, mais dans l’absolu, en fait, moins qu’on ne le croit et surtout que la société ne l’exige.
Mais déjà le doute assaille et la culpabilité ronge notre quidam… Le matérialisme, la croissance, les symboles de réussite, ce n’est malheureusement pas dans les formes qu’il s’essaie à deviner dans les nuages qu’il les trouvera. Il le sait, on lui répète à longueur de journée à notre pauvre hère : toute peine mérite salaire, il faut souffrir pour réussir, mais, et on le dit moins souvent, plus la peine sera grande, moins le salaire le sera. C’est ainsi mais la contre intuitivité est une constante de ce monde bizarre dans lequel nous vivons. Tiré de ses songes, Homo Sapiens est rappelé à une certaine réalité qui lui dit qu’en dehors d’une aspiration à la consommation, point de salut. Consommer quoi, là n’est pas la question, pas plus que le pourquoi. Consommer, c’est tout, comme un mot d’ordre. Alors notre Homme est triste, insatisfait de ne point atteindre ce qu’il ne matérialise pas réellement : quel est son objectif, quel est le sens de tout ça ? Pour oublier ce mal être, l’Homme triste fait la seule chose qu’il pense bonne pour calmer ce vide qu’il ressent : il fait les magasins pour acheter à crédit ce que son salaire, s’il en a un, ne lui permet pas d’acheter comptant.
Ayant quitté son carré de verdure pour déambuler, un dimanche quelconque dans une galerie marchande à moitié vide, il tente de se rappeler ce qui lui a été appris des tenants et aboutissants d’une vie réussie : mourir le compte en banque plein à craquer, connaître son quart d’heure de gloire médiatique ou encore atteindre les 10 000 followers sur un média social. Vaste programme, qu’il aura bien du mal à atteindre, il le sait, les bonnes fées ne se sont pas penchées sur son berceau le jour de sa naissance et se sont faites porter pales depuis lors, sans compter qu’une Rolex à cinquante ans, au fond, ça ne lui fait ni chaud ni froid. Néanmoins, s’il a beau savoir que les valeurs de la modernité sont une illusion savamment entretenue, chaque minute, chaque jour, et parce qu’elles sont tant répétées, notre rêveur des prairies ne peut s’empêcher d’y penser, d’être obsédé par ces injonctions à atteindre une certaine forme de réussite matérielle. Et cette réussite doit être visible à défaut d’être agréable et souhaitée. La réussite n’est pas tant pour son soi que pour en mettre plein la vue aux autres pour entretenir savamment la compétition. À vrai dire, des rêves modestes et atteignables seraient même suspects et irrecevables. Les rêves doivent être irréalisables : à ce seul prix vous cravacherez en courbant l’échine pour ne jamais rejoindre la ligne d’horizon de vos rêves, parce qu’il n’y a de meilleures bêtes de somme que celles qui restent insatisfaites.
Mais notre quidam, pareil à la majorité de ses congénères doit concéder des rêves bien plus modestes, des envies moins grandiloquentes. Enfant, il rêvait d’être concepteur de nuages, chercheur de cités perdues ou inventeur de machine à remonter le temps pour apprendre l’histoire en s’amusant. Oui, il faut le dire, le commun des mortels est un gagne petit, un petit joueur quand il faudrait rêver à être milliardaire en prenant soin d’écraser son prochain avec une certaine prestance. Et la petite voix de la modernité qui s’y remet et lui susurre que ce n’est pas très sérieux toutes ces pensées, où irait le monde si tout un chacun se contentait de pas grand-chose et souhaitait partager équitablement ce qui a été produit : un monde meilleur, en l’état du monde actuel est tout simplement inacceptable. Avoir tant fait, avec constance et méthode pour torpiller l’humanité et finalement, si proche du but, prendre le contre-pied de cette œuvre de destruction au nom d’une aspiration douteuse à sortir de la servitude volontaire pour ramener l’Humanité à sa juste valeur ne peut être qu’une démarche nulle et non avenue. Cette injonction de modernité tente la culpabilité ultime : le pauvre ne connaît pas son bonheur de se contenter de si peu et même parfois de rien, le riche n’en serait pas lui-même capable et en souffrirait par trop. Aussi, ne fléchissons pas : la perpétuation des malheurs du monde et le tirage des journaux à scandale est à ce prix ! Sus aux rêves modestes, à bas la transition énergétique, morts aux traitres de la décroissance, fusillons les empêcheurs de faire des affaires en rond, écartons les droitdelhommistes ! Rêveurs de tous les pays, rendormez-vous ont envie de dire ceux qui construisent ce cauchemar qui n’en finit plus…
Mais levant le poing au vent, notre quidam se surprend à crier dans toutes les directions : Soyons ce que nous voulons être, consommons ce que nous souhaitons être… et il se rendort, le sourire aux lèvres.