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Nouvelles

  • « Angry Birds », les oiseaux en colère

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    nouvelles,angry birds,addiction,folieJusqu’à son quarantième anniversaire, Jacques Daniel ne savait pas ce que le terme addiction signifiait. Il en connaissait parfaitement la définition mais n’en avait souffert d’aucune. L’alcool se limitait à un verre de vin à l’occasion, et encore pour ne pas froisser ses hôtes, la cigarette ne l’avait jamais attiré, il n’avait pas éprouvé le besoin, jeune adolescent, de partager un calumet de la paix pour s’insérer dans la vie sociale et le démon du jeu le laissait dubitatif. Bref, et sans multiplier les exemples qui sont pourtant légions en la matière, aucune passion ne l’avait amené à ressentir une perte de la maitrise de soi et plus particulièrement une abolition de sa volonté.

    N’allez surtout pas croire qu’il ne s’intéressait à rien. Bien au contraire, son esprit avait soif de nouveautés, conduisant ce paisible vendeur d’une grande enseigne d’ameublement et d’électroménager à papillonner d’un loisir à un autre, sans chercher à atteindre l’excellence que permet l’exercice d’une forme de monomanie artistique. Certains diront que sa vie était sans saveur du fait de l’absence de profondeur de l’exploration, d’autres qu’elle était sagement équilibrée, question de points de vue dont le lecteur est seul juge à cette heure.

    Jusqu’à l’entrée dans sa quarante et unième année disions nous donc, Jacques Daniel ne connaissait pas les joies et les peines d’une passion dévorante, de celle qui consume parce qu’elle abolit ce qui nous rend profondément humain, la conscience du temps et de l’autre. Le temps que l’on marque par des bornes, dont certaines ont pour nom anniversaire et qui vit Jacques Daniel recevoir un objet tout à fait banal, mais aux conséquences inattendues : un téléphone portable intelligent ou pour être moderne et dans le vent, un smartphone. Dans les jours qui avaient suivis l’anniversaire fatidique, rien ne changea véritablement pour Jacques Daniel. Le téléphone remplissait les fonctions permettant de le ranger dans la catégorie des objets que l’on nomme fort à propos téléphone : tenir une conversation entre deux points assez éloignés pour que la seule portée naturelle de la voix humaine ne fonctionne plus. Naturellement, le néo-quadragénaire commença à explorer le contenu du menu de son téléphone dont les fonctions de base n’étaient qu’un prétexte pour disposer de toutes les autres possibilités. Du réveil en passant par le chronomètre, de la galerie photo à l’agenda électronique, le menu fut mis à nu. Y compris la section jeux et devrions nous préciser, surtout la section jeux. Même si la marque du téléphone importe peu, il faut bien avouer que le ver était dans le fruit.

    Le diable se nichant dans le détail, Jacques Daniel découvrit entre l’inusable solitaire et l’indispensable Sudoku, un jeu aussi déroutant qu’élémentaire, au scénario écrit par un enfant de cinq ans, les oiseaux en colère, dont le titre original était « Angry Birds », parce que dans le domaine, rien ne peut se faire sans en appeler à la langue de Shakespeare. Le principe du jeu : des oiseaux se sont fait voler les œufs de leur dernière couvée par des cochons. Ils ne sont pas contents et vont le faire savoir en pourchassant ces derniers pour les détruire. Comment ? C’est là qu’intervient la magie de la technologie tactile, qui va permettre au joueur de projeter les dits oiseaux en colère au moyen d’un lance-pierre, actionné le contact de ses doigts sur l’écran, sur les représentants de la famille des suidés, qui vous le noterez, n’imaginaient pas de telles conséquences du fait même de ce vol que seule la faim avait motivé semble t’il. Pour ajouter à la difficulté d’un tir dont il faut maitriser la puissance autant que l’angle de départ, des obstacles protègent les cousins des trois petits cochons dont les conseils en construction auraient été fort utiles pour ne pas voir les oiseaux atteindre leur but.

     Jacques Daniel, que la teneur potache tout autant que pathétique du jeu avait fait sourire commença à se prêter de bonne grâce à l’exercice qui consistait, à l’aide de son index, à tendre l’oiseau entre les deux extrémités du lance-pierre pour l’envoyer dézinguer un cochon. Après quelques réglages pour appréhender l’art délicat du lancer, le quadragénaire réussit, sans trop forcer son talent, à passer le premier niveau avant de se retrouver devant un premier casse-tête, qui prenait la forme  d’une configuration délicate, faite d’obstacles à abattre pour atteindre les voleurs d’œufs : les caractéristiques de chacun des oiseaux mis à disposition devaient être savamment étudiées pour permettre une utilisation optimale de leur qualité tout en réussissant, par un effet papillon savamment recherché, à détruire le maximum de protection autour de la cible. Sans faire de mauvais jeu de mots, ni même sombrer dans la facilité, on peut dire que Jacques Daniel s’était pris au jeu. Sans compter que l’expression sardonique et les borborygmes moqueurs des dits cochons, lorsque le lanceur ratait son coup, avait le don de renforcer la volonté de ce dernier d’en découdre avec ces animaux pour lesquels, jusqu’alors, il n’avait jamais ressenti une quelconque hostilité, même inconsciente.

    Appelé par sa femme pour venir l’aider à préparer le repas, le quadragénaire ne se rendit pas compte qu’il venait de franchir la frontière de l’addiction lorsqu’il répondit à la séduisante Anne-Marie, j’arrive dès que j’ai passé ce niveau, ce n’est pas un petit cochon qui va se mettre en travers de mon chemin. Triste sort, qui voit se réunir sous nos yeux tous les ingrédients d’une incompréhension entre un homme et une femme qui se connaissent et s’aiment depuis deux décennies, et qu’une passion dévorante naissante met sur les rails de la querelle, qui ne va pas tarder à montrer le bout de son nez fourbe. En effet, ce que laissait présager la réponse lointaine, comme agacée dans le ton, de Jacques Daniel à sa femme, se transforma rapidement en incident diplomatique matrimonial de premier ordre quand, une demi-heure plus tard, après quelques rappels infructueux et de plus en plus insistants, la femme touchée dans son amour propre se planta devant le junkie, bien malgré lui, des accessoires ludiques des nouvelles technologies. Jacques Daniel, ayant constaté que les sourcils de sa femme n’avaient jamais été aussi froncés, ne put que se résoudre, à contrecœur, à déposer le fauteur de trouble en bredouillant quelques plates excuses. L’incident était clos …mais le mal était là, dans les veines et l’esprit de l’homme.

    Le lendemain, à peine le petit déjeuner englouti, Jacques Daniel repris le jeu là où il avait été contraint de le laisser. Depuis son réveil, il n’avait pensé qu’à cet instant, loin des yeux tout à la fois inquisiteurs et réprobateurs de sa femme, qui soupçonnait les pires malheurs à venir devant le comportement pour le moins inhabituel de son mari. Il avait passé la soirée de la veille à jeter des regards anxieux sur son nouveau joujou, comme s’il attendait un appel, ou toute autre chose. La suspicion avait envahi le cœur et la raison d’Anne-Marie Daniel, sur fond de légende de la fameuse barrière de la quarantaine des hommes qui se franchirait en déclenchant le non moins fameux démon de midi.

    La suite aurait pu lui donner raison tant le comportement du vendeur d’électroménagers parut prendre une voie qui rappelait les symptômes d’un adultère réalisée dans les règles de l’art du genre: des absences au domicile répétées, une forme de négligence sur soi qu’une fatigue causée par une double vie ne pouvait empêcher de camoufler, un besoin de s’enfermer dans les toilettes le téléphone à la main, prêt à transmettre par SMS de doux billets à une probable briseuse de ménage, et plus frappant encore, des invitations au restaurant et des fleurs comme s’il en pleuvait, car c’est bien connu, le remords déclenche le besoin d’offrir pour camoufler l’écart de conduite mais ne fait qu’alerter la victime de la trahison en train de se commettre, selon le vieux principe, le mieux est parfois l’ennemi du bien.

    Du matin au soir, les pensées de Jacques Daniel étaient tournées vers sa basse cour improbable, réfléchissant aux moyens de surmonter les obstacles de plus en plus difficiles qu’il rencontrait dans le jeu, mais également dans la vraie vie, où le travail, la vie familiale, et pour faire court la société l’empêchaient de jouir pleinement de son amour immodéré, quoique futile et incompris, de ces oiseaux en colère.

    Jacques Daniel se retrouva rapidement sur le fil du rasoir, aculé par sa femme, son patron, ses amis, les ultimatums se succédant sans que la passion qui était en train de le consumer ne montre quelques signes d’essoufflement. Au contraire, pour assouvir sa déviance, le possédé des oiseaux virtuels prenaient des risques inconsidérés, entre prétextes bidons aux clients et collègues pour mieux s’enfermer dans la réserve du magasin, embouteillages fantômes pour ne pas rentrer à l’heure au domicile conjugal et insomnies provoquées pour descendre jouer en toute discrétion dans le salon à l’heure où tous les chats sont gris. Jacques Daniel dépérissait, les yeux injectés de sang par le manque de sommeil et une surdose de rétro éclairage qu’une utilisation inconsidérée du téléphone provoquait…

     L’entourage décida de se réunir. Sous le toit de la victime. La nécessité d’agir était reconnue unanimement. C’est sur le contenu de l’action que les avis divergeaient : méthode douce ou brutale, isolement du sujet ou mise sous tutelle, consultation d’un spécialiste ou non, sorcellerie ou maraboutage… Le concile ne débouchait sur rien, aucune proposition n’emportait l’adhésion.

    Alors que les échanges étaient vifs pour ne pas dire houleux, un cri inhumain, comme une bête que l’on piquerait à vif, arrêta net les palabres : le hurlement provenait du sous-sol, où Jacques Daniel se terrait pour s’adonner à son addiction. Anne-Marie Daniel bondit de sa chaise, évita de justesse de renverser la table et s’engouffra dans la cage d’escalier. Elle ralentit en approchant de la porte qui s’ouvrait sur la pièce dans laquelle son mari se trouvait. L’homme était prostré, de dos, immobile sur le fauteuil qu’il ne quittait plus la nuit. Sa femme s’approcha, avec une appréhension non dissimulée, du corps qui avait produit ce son presque irréel. Le regard fou, la bave aux lèvres, Jacques Daniel pleurait en silence, les mains cramponnées au téléphone mobile. Sur l’écran, une inscription : Félicitations, vous êtes parvenu au dernier niveau, le jeu est terminé…

  • Métropolitain

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    Nouvelles, humour, métro, paris, description, odeurs, ratpJe suis ce que l’on peut appeler un vulgaire quidam. Mais sans permis. De conduire j’entends. Par la force des choses je me trouve condamné à rejoindre mon bureau ou tout autre lieu en métro. Ce qui n’est pas possible partout mais se trouve être un choix pour ne pas dire une obligation lorsque l’on vit comme moi à Paris. Transporté ainsi en commun, je peux ainsi côtoyer mes égaux, le menu peuple, celui qui sent le travail de la tête et des jambes tout aussi bien que le déodorant bon marché. Dans mon malheur, je partage ma rame avec des voyageurs qui en mettent. Du déodorant. Pas comme dans ces premiers wagons de cinq heures du matin. Dans ceux là, c’est le peuple le plus laborieux qui revient d’un travail malodorant et qui fait suer que l’on croise. Heureusement, mes narines sont habituées à cette odeur aigre, qui se transforme en rance à mesure que le temps fait son œuvre au cours de la journée. C’est seulement après les vacances ou encore après un gros rhume que l’indélicat et repoussant fumé du métro me donne la nausée. L’odeur est une caractéristique de ce monde souterrain, odeurs corporelles, odeurs d’urine le long des couloirs, plus rarement dans les rames, ou encore sensations olfactives déclenchées par le brulé d’un freinage brusque. Du nauséabond duquel s’échappe parfois une délicate fragrance. C’est d’ailleurs toujours une enivrante et agréable surprise que de sentir le doux parfum d’une personne, en particulier d’une jeune femme, dont les cheveux longs viennent m’asticoter les narines. Lorsque cela arrive, je sais que ma journée sera bonne. Ou je me prends à le croire. Au contraire, imaginez mon état d’esprit lorsque je me retrouve, en plein mois de juillet caniculaire, vers dix sept heures, le nez plongé dans l’aisselle d’un touriste ayant arpenté tous les pavés de la capitale…

    Autant que les odeurs, le bruit est présent dans cet univers, à en devenir oppressant. Comme si tous ces sons forçaient mes oreilles pour emplir mon cerveau. Bruit des pas cadencés et continus dans les couloirs, des conversations sur les quais et dans les rames, des roues contre les rails, grésillement des annonces de la RATP… A contrario, le silence quasi religieux qui peut s’installer en de rares occasions estivales en deviendrait dérangeant en même temps que précieux. Cette pollution sonore non sollicitée, je la combats par le mal même. Je recouvre mes tympans des écouteurs de mon MP3, que j’allume et qui envoie, au gré de mes humeurs, tantôt un peu de classique, tantôt la plus tarte des variétés. Je pose une frontière sonore avec le monde extérieur qui m’installe dans un confort ouaté individualiste et égoïste. Confort qui me permet de ne pas tomber chaque jour dans une rage folle en pensant au nihilisme de nos vies de labeur quotidien. Manger pour vivre, travailler pour manger, jouer aux sardines en boite pour travailler…une vie emplie de sens, sans conteste.

    Le nez habitué aux odeurs, mes tympans protégés des agressions extérieures, reste le coude à coude, cette promiscuité étouffante, en particulier aux pires heures de pointe (mais y en a-t-il de bonnes). Comme si tous ces corps se liguaient contre moi pour me submerger. Et m’écraser.

    Il ne fait pas bon être agoraphobe et hypocondriaque dans le métropolitain. Dans une immense orgie, les virus circulent de toux en rhumes, de nez qui coulent en mains à l’hygiène douteuse. Imaginons un microscope géant qui montrerait la faune et la flore invisible à l’œil nu qui se balade sur la barre centrale : la forêt tropicale en plein cœur de l’Europe. Heureusement, le cerveau humain a cette faculté de pouvoir laisser certaines questions de côté, pour pouvoir mieux avancer. Bref, je me vaccine chaque jour un peu plus, j’essaie par ci, par là, des souches que je ne connaissais pas. D’ailleurs, cela ne rate pas, dès que je pars en vacances, loin du tube, je ne me sens pas bien. L’air sain, ça rend malade, par manque d’ennemis. Cette promiscuité, c’est également la gymnastique de la sortie, qui se doit d’être préparée, sous peine de se retrouver le nez face à la porte qui se referme. Et qui vous amène une station trop loin. Ou deux si vous êtes vraiment dans le coton et en plein rush. Une gymnastique nécessaire, qui oblige à se contorsionner, à jouer des abdos et des épaules, en intégrant le volume des affaires et des sacs que l’on porte. Sans compter le calvaire lié à la condition paternelle dans le métro, lorsqu’il me faut entrer dans une rame avec une poussette. Une quasi-impossibilité physique de se frayer un chemin doublée d’une myriade de regards désapprobateurs lancée par l’ensemble du wagon. A l’exception de ceux qui partagent ma condition. Solidarité parentale oblige. Je me sens moins coupable ainsi. Même si je ne devrais pas éprouver ce sentiment. Après tout, le métro m’appartient tout autant qu’à eux non ?

    Mais sur ce plan de la promiscuité, tout autant que le reste, j’arrive à faire abstraction de mes semblables. Ma bulle protectrice est bien solide. Certains jours, je ne vois quasiment plus les autres. Je suis seul dans la rame, mon MP3 vissé aux oreilles, un nouveau roman que je viens de dénicher, presque par hasard, et qui m’entraine aussi loin que nécessaire. Ces jours là, j’ai l’impression que le bonheur existe. C’est ce que je me dis intérieurement jusqu’à l’instant fatidique où un groupe de musiciens solitaires entre et souhaite me faire partager son incroyable talent. A la guitare, au violon ou à la beat box, des sons torturés sont accompagnés d’un chant discutable. Une méthode de torture éprouvée, qui bienheureusement reste assez rare. Il est même des chanteurs ambulants qui mettent du baume au cœur et vous accrochent un sourire aux lèvres, dans un cocktail assez précis de musiques sympas, de voix agréable et d’un soupçon d’humour. C’est d’ailleurs un des moments que je préfère dans le métro. Ces rares moments de communion quasi unanime d’un wagon entier, autour d’un intermède musical. Tout un chacun, à l’exception des quelques réfractaires réglementaires, se met à se balancer sur les airs qui emplissent jusqu’au moindre interstice, une bouffée de chaleur humaine dans un quotidien parfois morne. Je vois bien que certains se mettent à sourire, ce sera d’ailleurs peut être le seul de la journée. La complicité s’installe, entre l’artiste et son public. Le musicien pose une question, la foule répond à l’unisson et la mélodie repart de plus belle. Des regards de complicité sont jetés, de ci, de là. Comme une envie de crier par les yeux le bonheur de connaître et d’être de ce moment. A force de ne plus se regarder, les citadins ne se voient plus…enfin presque, le métro est un de ces rares endroits dans lequel existe ces brefs moments de communion intime entre de parfaits inconnus. Certains y verront une forme d’angélisme, j’essaie seulement de mettre un peu d’humanité dans mon quotidien.

    Je sais que cela va provoquer quelques cris réprobateurs, mais j’espère secrètement que la grève s’installe, à l’occasion, pour une journée. Oui vous avez bien lu. Et je compatis à l’enfer que beaucoup vivent ces jours là. Mais pour ma part, c’est une journée où je peux arriver en retard au travail, en déambulant tranquillement dans les rues, en prenant mon temps. Il me suffit de dire la phrase magique, une fois arrivée au bureau. Cette grève, pffiou ! Et là, par enchantement, je suis absous de mon oisiveté, sur le dos du transporteur public. Intérieurement, je fraternise avec les grévistes. Moi qui serait plutôt d’un tempérament de briseur de mouvement, je me fais révolutionnaire secret. Comme une envie de mettre à bas un système qui vous condamne au métro-boulot-dodo. Je veux vivre…

    Conducteurs de métropolitains de tous pays, unissez-vous !!!