Chronique publiée sur https://dmpvd.wordpress.com/2019/07/24/lodyssee-des-sans-nom-et-des-sans-visage/
Des milliers de morts, c’est une statistique, une victime, c’est une catastrophe. L’adage se vérifie fréquemment, et pour la compréhension d’une tragédie, il faut souvent partir d’une trajectoire individuelle. C’est toujours par la petite histoire que la grande histoire se comprend et s’écrit.
La crise des réfugiés, pour ce qui relève de la partie syrienne – mais la mécanique est presque identique sur tous les points du globe –, est une catastrophe que l’opinion n’arrive pas à saisir complètement : c’est un écho lointain, chiffres à l’appui, en fin de journal télévisé, ce ne sont plus des femmes et des hommes, mais seulement une catégorie gazeuse, les migrants, que certains imaginent comme une horde venant faire le siège de leur pays.
Derrière ce phénomène de la crise des réfugiés, il y a des parcours, des trajectoires, des visages, des individus, des histoires qui ressemblent plus à L’Odyssée d’Homère qu’à une banale entrée par effraction sur le territoire national. On ne quitte que rarement par plaisir la terre de ses ancêtres. Il y a le plus souvent une nécessité, une question de survie à se retrouver sur les routes de l’exil.
Le réfugié, c’est un terme juridique qui recouvre la situation d’une personne dont la vie est reconnue en danger par les conventions internationales, et si ce statut n’est accordé qu’à quelques-uns, il convient de garder à l’esprit que, derrière la majorité des migrations, il y a bien une nécessité impérative de fuir une situation mortifère, état de guerre, répression politique ou tout simplement famine. Comme le dit un des personnages secondaires de L’Odyssée d’Hakim, roman graphique de Fabien Toulmé, « Ici, on ne vit pas, on est comme morts ».
Avec ce recueil en trois tomes, l’auteur de BD donne la parole à ces sans-nom et sans-visage pour rappeler cette évidence : l’exil est bien souvent la dernière des solutions et presque toujours un chemin de croix. C’est un roman dessiné sur la Syrie, c’est un roman illustré sur la migration, mais c’est avant tout un roman à bulles sur la vie, la fragilité du bonheur et cette capacité à le construire, le reconstruire encore et toujours malgré les épreuves ou, du moins, à rester debout et ne pas baisser les bras. C’est donner à voir la complexité des parcours de cette odyssée des temps modernes.
Fabien Toulmé a toujours une description précise et bienveillante des situations, des faits et des individus, il nous fait vivre, sans rien voiler, mais toujours avec pudeur, les drames, en adoptant un angle résolument optimiste, comme l’illustrent ses précédents travaux. Dans Ce n’est pas toi que j’attendais, c’est la rencontre d’un père avec l’autisme de sa fille et la façon dont ils surpassent ensemble cette situation. Dans Deux vies de Baudoin, c’est le cadeau d’un frère mourant à son aîné pour lui apprendre à vivre, avant que le cancer ne l’emporte… L’Odyssée d’Hakim ne déroge pas à la règle et part d’un événement tragique, tout en débouchant sur le fait que ses personnages en sortent grandis et meilleurs : au milieu de toute sombre histoire, il ne faut jamais oublier que la vie est belle et qu’elle n’a pas de prix, qu’il faut se battre pour apercevoir la beauté des choses et surtout conserver son humanité, coûte que coûte. Plus facile à dire qu’à faire, et les héros sont de ce point de vue des antihéros, ils sont comme vous, comme moi, entiers, avec leurs faiblesses, leurs forces, leurs erreurs et leur empathie, les chemins sont sinueux et admettent des détours.
La chute du paradis
Le destin d’Hakim bascule de la réussite et l’insouciance à la chute et à la misère au même rythme que la Syrie s’enfonçait dans la répression post-printemps arabe par le régime de Bachar el-Assad. Par les yeux d’Hakim, nous voyons comment ce pays s’est effondré un peu plus chaque jour, emporté dans l’horreur, au point que plus de 5 millions de ses habitants ont fui. Ils ont fui dans les pays limitrophes, dans lesquels, passé les premiers temps, le regard des autochtones a changé petit à petit, évoluant d’une bienveillance de la solidarité à une xénophobie assumée. Les équilibres de ces pays se transforment, conduisant à un repli nationaliste autour, notamment, de l’accès à l’emploi. Hakim, comme ses compatriotes, va en faire les frais et entamer un périple de proche en proche qui le conduira finalement en Europe. Au sein de sa famille, il est celui qui part, investi d’une mission, en éclaireur : tenter de trouver une oasis de paix, et par le travail qu’il pourra décrocher, permettre d’aider, par mandat, ceux restés sur place.
L’Europe n’était pas sa destination initiale, ce sont les circonstances qui l’amènent à s’y installer. Au demeurant, Hakim pensait que cet exil serait temporaire, mais quatre ans après, la situation est au point mort.
« Je disais que je ne resterais pas », c’est souvent une phrase que les immigrés se répètent quand ils regardent en arrière. Mais la vie continue et le destin n’est pas toujours celui qu’on croit. Le pays que l’on a quitté peut mettre des années à retrouver le calme nécessaire au retour, ce pays peut ne plus être le même, les femmes et les hommes que vous aviez laissés derrière vous ont pour certains disparu… et le pays dans lequel vous avez fini par poser votre baluchon, vous installer, retrouver la paix, l’amitié, l’amour, une vie en somme, devient votre deuxième patrie. Vous n’êtes plus tout à fait de votre pays d’origine sans que ne vous soit octroyée pleinement l’appartenance à votre pays d’adoption. La condition du migrant est celle d’une citoyenneté dans les limbes administratifs et politiques, et dans les interstices du droit et des procédures, c’est la vie qui peut se reconstruire.
Le migrant, le réfugié, rencontrera de nombreuses personnes dans son parcours, des aidants, des méchants, des indifférents. Le phénomène migratoire, pas plus que d’autres problématiques, n’échappe à la loi d’airain de l’Humanité. Il y a du bon et du mauvais autour des réfugiés, mais la faiblesse des candidats au départ, du fait des conditions extrêmes, est une opportunité pour les mauvais de tous poils d’exploiter un filon. Il y a une économie de la migration, avec ses codes, son business plan, ses profiteurs, ses victimes. Il y a quelque chose d’insaisissable dans un conflit et dans ses conséquences, notamment l’exode et la fuite : la mort rôde, mais la vie ne s’arrête pas pour autant. L’auteur de ces lignes a pour habitude de se laver avec un savon d’Alep, et depuis le début du conflit, il n’a pas constaté de rupture de stock : les affaires continuent, il faut bien vivre. Deuxième constat, il est plus simple pour un savon d’Alep de passer les frontières de l’Europe que pour un réfugié de parvenir à obtenir ce statut sur le vieux continent.
Invité mais pas trop, entre purgatoire et enfer
Hakim le Syrien est rappelé à sa condition d’invité précaire, à la merci d’un retournement de l’opinion dans chaque pays qu’il parcourt. Le migrant est un invité temporaire qui peut se retrouver rapidement dans la catégorie de l’invité indésirable. Il rappelle sûrement à l’autre la fragilité de ce que l’on est, de ce que l’on possède et le regarder de trop près, c’est admettre que « je » est un autre dont le destin pourrait être le mien. Exploité comme force de travail laborieuse, dans le dénuement et la fuite, le migrant n’est pas en position de force pour négocier une situation formelle et payée correctement, et au moindre retournement, il sera sacrifié, quand il ne sera pas tout simplement réduit en esclavage (il y a ces images terribles tournées en Libye, mais plus près de nous, combien de migrants, sans papiers, sont privés de leur passeport par des familles bien sous tous rapports qui en font les bonnes et hommes de maison corvéables à merci).
Le migrant a du temps à tuer. L’enfer du migrant, au-delà des mauvais traitements, de la faim, de la peur, c’est l’inaction forcée. Pas de la paresse comme certains le répètent à tue-tête : la seule chose à faire, c’est attendre. Attendre qu’on vous appelle pour un papier, votre dossier, un contact promis pour un boulot, des nouvelles. Et tout à coup, l’urgence, le temps qui s’accélère, se présenter dans la minute sur un chantier, sur un point de rassemblement, devant une administration. Et attention, si vous loupez le coche, retour à la case départ de l’attente, voire un recul de trois cases en arrière. C’est un jeu de l’oie terrible que le parcours du migrant (Fabien Toulmé reprend d’ailleurs cette image pour résumer en début de tome II le récit évoqué dans le tome I), loin du séjour au Club Med que décrivent ceux qui ne veulent pas voir le monde tel qu’il est et la misère des hommes telle qu’elle existe.
Le pays que l’on a quitté s’éloigne, tout en restant proche par le cœur et l’esprit, par la solidarité entre gens de même condition, par le lien avec ceux restés sur place. Le migrant est souvent heureux de retrouver des compatriotes, non pas par repli communautaire, mais parce que parler du pays, du temps d’avant, c’est précieux, c’est se rappeler que l’enfer n’est pas absolu, c’est aussi parler la langue et se sentir dans toute sa dignité, sans filtre, sans interprète, sans lost in translation, dans sa plénitude humaine pour communiquer.
Un auteur entre journaliste et écrivain, bullant à ses heures perdues
Le dessin n’est pas la pièce maîtresse de l’œuvre de Fabien Toulmé. Un trait simple, presque naïf, qui met l’histoire au cœur du récit. D’une certaine manière, cette simplicité du dessin permet d’aborder les personnages avec humilité, de se sentir Hakim autant que Fabien. Le choix de présenter les rencontres de Fabien et d’Hakim, quand ce dernier raconte le récit de son odyssée pour le mettre en images par Fabien Toulmé, est là aussi une belle trouvaille : nous sommes dans l’intimité de la confection de cette histoire hors du commun, mais tellement (trop) banale de nos jours et, peut-être, de tout temps.
Toutes proportions gardées, en parcourant cette trilogie dont on attend avec impatience le 3e tome, nous avons envie de crier : je suis Hakim. Non pas pour se donner bonne conscience ou se dire je pourrais être ce personnage, mais pour lui dire, dire aux réfugiés, je vous comprends, je vous admire et je vous soutiens. Ou, comme le fait dire Fabien Toulmé à sa fille : « Hakim, c’est un super-héros ! »
Et nous ne pouvons que remercier Fabien Toulmé de nous rendre moins bêtes et peut-être meilleurs par la lecture de ses ouvrages.