“After one look at this planet any visitors from outer space would say : I want to see the manager” William S. Burroughs (1993). “The Adding Machine: Selected Essays”, p.125, Arcade Publishing
C’est un fait, toute une littérature de l’effondrement est apparue ces dernières années. La collapsologie est en vogue et à la différence de notre civilisation, n’est pas près de s’effondrer. C’est pourtant une littérature ancienne, même si désormais elle est étayée scientifiquement et qu’Armageddon n’est plus une force immanente, mais bien l’Homme lui-même. Noé est d’une certaine manière le premier des collapsologues ou collapsonautes mythiques, lui qui devant le caractère inévitable du déluge s’est préparé à pouvoir passer entre les gouttes si l’on peut dire.
Un modèle à bout de souffle, collapsing in progress...
Aujourd’hui, l’effondrement civilisationnel nous guette. L’ampleur de la faillite du modèle économique, fondé sur l’extraction et/ou l’exploitation de tous les biens terrestres à outrance et la non prise en compte des externalités négatives, est sans pareille. Ce modèle économique, qui a provoqué le réchauffement climatique et la pollution de la planète, démontre par ailleurs un peu plus chaque jour son incapacité à apporter les réponses adaptées pour stopper, à défaut d’inverser, les processus en cours. Plutôt crever sur un tas d’or qu’en partager, même quelques miettes, pour tenter de sauver tout le monde, tel est la devise de quelques-uns tandis que quelques autres préfèrent conserver des œillères pour ne pas affronter les angoisses des ruptures en cours et à venir.
Depuis plus de quarante ans que le diagnostic est posé, on ne peut pas dire que les progrès pour préserver la planète sont manifestes. Pire, les causes sont toujours plus importantes : vous pouvez toujours mettre une ampoule faible consommation, mais si vous multipliez les appareils électroniques, la demande d’énergie grimpera plus vite que les quelques économies d’énergie générées par votre écogeste et les fausses bonnes solutions sont légion, le stockage d’énergie est polluant, la voiture électrique un mirage, notre société de l’électronique et de la vitesse n’a jamais autant consommé de matières premières. Nous savons pourtant depuis longtemps que l’énergie la plus propre est encore celle qu’on ne consomme pas. C’est comme se donner bonne conscience par le tri des déchets, quand on sait que le meilleur déchet est encore celui qu’on ne produit pas.
Les effets mortifères de nos dévastations sont désormais visibles à l’échelle d’une vie humaine, d’une année sur l’autre même, et le temps est vraiment compté, il ne reste que quelques grains dans le sablier avant que les effets à moyen et long terme deviennent tout simplement invivables. Le libéralisme propose de temporiser, avec son fameux « développement durable », terme bien utile pour ménager la chèvre et le chou en faisant oublier que c’est bien la chèvre qui mange le chou à la fin.
Un effondrement, et alors?
À l’autre bout, la collapsologie. Tirant le constat que la société est incapable de se réformer, le possédant, mais aussi l’aspirant possédant, s’accrochant à ce confort et cette consommation qui fonctionnent comme une drogue – je consomme pour oublier la frustration du nihilisme qu’est la consommation, c’est redoutable, c’est comme boire pour oublier qu’on est alcoolique – les collapsologues, considèrent que l’homo sapiens est relativement indécrottable, que la civilisation va s’effondrer et qu’il faut créer les conditions d’une nouvelle société, d’une résilience de l’humanité et de l’écosystème. Permettre aux générations présentes et surtout futures, non pas de trouver le paradis terrestre, mais d’éviter de sombrer dans l’enfer annoncé.
Dans Une autre fin du monde est possible, de Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle l’essai n’est pas centré sur la description d’un possible effondrement (les auteurs du livre, dans un premier ouvrage paru en 2015, Comment tout peut s'effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes ont posé cette possibilité comme inéluctable), mais sur quelques pistes livrées sur l’état d’esprit, les outils, psychologiques et spirituels à adopter, pour affronter cet effondrement à venir. Les auteurs tentent de donner du sens et de l’espérance dans une possible (re)construction, qui ne peut passer pour eux que par la solidarité, l’altérité et l’empathie entre les Hommes et, plus largement, toutes les composantes de la planète et tirer les leçons du passé ainsi que les enseignements anciens pour retrouver une connexion avec l’environnement.
Face à l'effondrement, petit traité de psychologie du genre humain homo stupidus
Il faut le dire, si le constat est partagé par une majorité de la population sur ce qui se trame en matière de réchauffement climatique et d’atteinte à l’environnement, le faire sien et en accepter les conséquences est une autre étape, qui peut pousser à la dépression et à la folie, ce que les auteurs décrivent bien et que l’expérience vécue de chacun d’entre nous conforte dans ce sens. D’où le réflexe plus ou moins conscient d’une majorité de la population qui préfère jouer à l’autruche, entre optimisme déraisonnable (on va bien trouver une solution, antienne répétée depuis plus de quarante ans avec le succès que l’on connaît) ou un je-m’en-foutisme total en mode « après moi le déluge ». Pire, homo sapiens souffre de schizophrénie, capable de mettre en place trois petits écogestes, et dans le même temps se vautrer dans un consumérisme sans limite, pour tenter d’apaiser ses angoisses, participant par là un peu plus à la multiplication du problème.
Se préparer au monde qui vient est pourtant nécessaire. Pour soi et surtout pour les générations à venir, pour nos enfants et leurs enfants. Cela ne veut pas dire baisser les bras sur la recherche de solutions pour lutter contre le réchauffement climatique et la pollution – plus que jamais, il faut se battre sur ce front –, mais devant l’inéluctable, il faut se préparer, se mettre dans les meilleures dispositions pour permettre, si l’on peut dire, un effondrement le plus humaniste possible. Il faut donner tort aux scénaristes de séries, nous ne sommes pas condamnés à êtres des walking dead.
Au milieu du chaos, la possibilité d’une île
Il ne faut pas prendre la collapsologie pour ce qu’elle n’est pas, ou si peu chez quelques illuminés survivalistes : une manière de préparer un monde sans foi ni loi. C’est en fait une science de l’effondrement et plus largement une philosophie pour préparer le monde d’après, sur des bases humanistes et presque animistes si l’on peut dire.
Le monde s’effondre et il faut trouver les ressorts de l’assumer, d’y trouver, et l’exercice est difficile, des sources de réjouissance. Ce n’est pas de l’optimisme béat, mais un principe de réalité pour se préparer, autant matériellement qu’intérieurement. La préparation intérieure est d’ailleurs le point cardinal de la réflexion et de l’ouvrage. Il faut donner du sens à cette nouvelle vie.
Nous savons depuis des décennies les problèmes qui nous guettent. Longtemps, ceux qui parlaient de l’effondrement à venir étaient taxés d’emmerdeurs, personnages sinistres et pessimistes, des oiseaux de mauvais augure déprimants et ennuyeux. Des Cassandre qu’il est désagréable d’entendre. Mais, et c’est bien le malheur de Cassandre, Apollon lui a donné la prescience mais l’incapacité à être entendue et prise au sérieux…
Vouloir déjeuner en paix, un pari perdant une fois le déjeuner passé
Parce que se voiler la face, déjeuner en paix, est bien plus agréable. Nous avons tous besoin d’une petite dose d’aveuglement, elle permet de respirer un peu, il faut garder un soupçon d’innocence devant la gravité du monde, lâcher prise quelque peu pour vivre le présent. Mais être conscient du problème, l’embrasser totalement, c’est aussi permettre de travailler sur ses peurs et de chercher à construire, sans hypothéquer le présent et l’avenir. A contrario, se voiler la face, c’est se préparer à des lendemains qui déchantent. C’est prendre le mur qui s’annonce, en pleine face, et celui-ci est proche. Le changement climatique est rapide, la pollution est partout et les scientifiques ont parfois, pour ne pas désespérer les foules, édulcoré la réalité. Les famines, la désertification, les côtes qui reculent, le renforcement de la puissance des éléments, les épisodes extrêmes, les déplacements de population, c’est une réalité que seul un imbécile peut nier. D’ailleurs, une large majorité de la population vit déjà cela, dans les pays du Sud notamment. Les migrations climatiques ont démarré et elles ne font que commencer.
La collapsologie, c’est sortir de l’illusion du « meilleur des mondes » : chacun à sa place, consommons, les alphas trouveront bien une solution aux maux actuels et futurs se disent les bêtas, les gammas et les epsilons. L’opium du peuple, c’est la consommation, mais aussi éluder le fond des soucis, quitte à créer des monstres idéologiques, comme l’autoritarisme, la xénophobie et le sentiment de culpabilité des individus. Vieille recette, tenter de maintenir l’ordre social coûte que coûte, même si à moyen terme c’est envoyer tout le monde dans le précipice.
Il ne faut pas croire que les puissants de ce monde ignorent la chose. Mais business as usual, admettre la rupture nécessaire serait remettre en cause les fondements du leadership actuel, un renversement total des valeurs et du sens à donner à l’existence, à la terre, à l’humanité. Dans la marche du monde telle qu’elle est, la stratégie adoptée est bien différente : une once de discours, du greenwashing, et surtout, de la temporisation. Un exercice délicat d’anesthésie générale de la population, entre faux espoir, relativisation de la réalité de l’atteinte à la biosphère et préparation à la canalisation des violences possiblement à venir.
Les grands de ce monde se préparent à l’effondrement, dans leurs petits îlots, plutôt que de préparer l’avenir pour tous : quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le bout du doigt, que l’on pourrait adapter par un « quand le sage montre la terre, l’imbécile se laisse duper par ceux qui lui promettent la planète Mars ». Finalement, le début de la fin ne serait-il pas advenu avec la conquête spatiale, vouloir rejoindre la Lune, un projet aussi inutile que dangereux, qui entretient le rêve que l’Homme peut s’échapper de sa condition terrestre et de fait ne pas prendre soin du plancher des vaches sur lequel il vit. Mais le rêve, l’impossible, lui ôte les angoisses et il faut « imaginer Sisyphe heureux » de pousser sa pierre comme l’écrivait Camus. Mais l’est-il réellement ?
L’illusion de l’happycratie, la pensée positive devenue pensée magique
Homo sapiens n’est pas heureux, mais il est exigé de lui qu’il le soit. C’est l’« happycratie », où comment chacun est responsable de son bonheur, quels que soient sa vie, ses amours, ses emmerdes. S’il n’arrive pas à être heureux, l’homme moderne ne peut s’en vouloir qu’à lui-même. Et sous prétexte de retrouver du sens à ce grand foutoir et cette quête d’un bonheur non défini, il y a une forme d’individualisation poussée à l’extrême, de repli sur soi, une sorte d’intériorisation extrême, entre réelle aspiration pour se retrouver et être au monde, mais surtout réelle technique pour isoler les individus les uns des autres. Là où il faut de la solidarité, de l’humilité et du collectif, l’happycratie est l’exact contraire et elle ne fait que renforcer les mécanismes à l’œuvre. Ceux qui se replient sur eux-mêmes, leurs proches et le présent sont finalement de grands égoïstes qui s’ignorent. L’empathie nécessaire aujourd’hui pour tenter de construire un monde viable, c’est embrasser le monde, c’est embrasser le présent et le futur.
Peut-être est-elle là cette recherche de sens tant désirée. C’est l’apport principal d’une autre fin du monde est possible, souligner que cette transcendance, non religieuse si possible, est d’une nécessité impérieuse pour dépasser ses peurs, se dépasser face à ce qui arrive. Ce que l’on peut traduire par une nécessité d’être au monde, dans son ensemble, pas seulement à ses proches, pas seulement aux humains, mais être au monde comme une part de celui-ci, dans un sens de réciprocité.
Admettre l’effondrement pour le dépasser
La collapsologie n’est pas tant une vision millénariste de fin du monde que celle d’un deuil nécessaire à faire de notre civilisation pour en créer une nouvelle, dans lequel l’humanité serait à sa juste place, dans le grand tout de ce fragile globe terrestre, qui est notre seule planche de salut, les rêves martiens et interstellaires n’étant que des mirages savamment entretenus.
C’est l’acceptation qu’un mode de vie différent, où le temps est remis à sa juste place, sans vouloir l’accélérer et le dépasser, est impératif.
Il y a deux fronts ouverts aujourd’hui face au monde qui arrive : la lutte contre les causes d’une part, la gestion des conséquences de l’autre. Il ne faut pas abandonner la lutte, mais il faut déjà préparer les oasis de demain, tant matérielles que sociétales. Et faire le choix des valeurs qui président aussi bien à un front qu’à l’autre. Ce n’est pas qu’une question de philosophie théorique, c’est bien le cœur du projet de reconstruction de l’humanité qui est en jeu.
La collapsologie ne doit pas être vue sous le prisme de la peur, mais bien dans la recherche d’une libération de sa condition d’homo economicus, d’homo stupidus. Alors peut-être une autre fin du monde est possible, qui, sans être totalement joyeuse, peut apporter une forme de bonheur et d’accomplissement. Le chemin est long, il appelle des efforts, une volonté certaine, mais c’est un voyage qui donne autant d’espoir que de sens.