Il y a des sujets légers et d’autres plus sérieux. Parmi ces derniers, il en est un que l’on néglige, vu son caractère merdique. Au fil de ses lectures, l’auteur de ces lignes est tombé sur un ouvrage* qui lui a pourtant rappelé un fait incontestable, nous sommes dans un monde de merde, au sens littéral du terme, et c’est une préoccupation qu’il faudrait bien plus mettre en avant. L’Homme est une usine à déchets qui asphyxie le monde qui l’entoure, par ses sphincters, ceux des animaux qu’il élève en nombre et par son mode de vie et de consommation.
La merde et l’Homme, c’est une vieille histoire. C’est consubstantiel même. Dès lors que 100 % de ce que l’on mange ne peut être transformé en énergie d’une part, que le processus vital implique la production de déchets, la production de selles est inéluctable. Longtemps, l’Homme a recyclé ce qu’il produisait, ce que les animaux domestiqués par l’Humanité produisaient. Il le recyclait plus ou moins sur place, ce qui n’était pas un souci dans un mode de vie nomade, au contraire : quant au gré de ses pérégrinations Homo sapiens revenait sur les lieux du crime, il constatait que ses dépôts précédents désormais désagrégés avaient laissé place à des plantes et des baies vigoureuses : le fumier et l’agriculture commençaient leur longue histoire commune, pour le meilleur et pour le pire.
Le meilleur, c’est l’amélioration des rendements par l’amendement du sol, le pire, c’est la gestion de ladite merde dès lors que la concentration humaine prend forme par la sédentarisation et le fait urbain : vecteurs de maladies, les étrons entassés et ruisselants dans l’eau sont plus que jamais une arme de destruction massive. Pour prévenir les épidémies, l’évacuation des déchets a donc constitué très tôt un enjeu de civilisation. Tarquin l’Ancien au VIème siècle avant JC a lancé le mouvement de la construction d’un ouvrage peu connu et pourtant stratégique de la Rome antique, la Cloaca Maxima, entretenue par les prisonniers de guerre, dont on peut dire dès lors qu’ils avaient une vie de merde. Notons que la perception sociale n’a que peu évolué du métier d’égoutier alors que ce sont les véritables héros de la survie humaine, nettoyant la merde que les autres produisent, et notamment celles des élites, qui au sens figuré, sont capable d’en mettre une belle, de merde, dans la vie du quidam.
Jusqu’au début du XXème siècle, dans de nombreuses contrées, les agriculteurs et paysans achetaient, parfois à prix d’or, les déchets organiques produits par les habitants, particulièrement des villes. Une anecdote que nous pouvons tirer de la ville de Quimper est particulièrement éclairante de la valeur marchande de ce que nous ne voyons de nos jours que sous l’angle du problème que l’on ne saurait voir : les paysans du coin procédaient au ramassage des déchets organiques produits au quotidien (poubelles et selles). Le ramassage donnait lieu à un paiement de la part de la ville aux paysans. Quand un maire, vers 1912, a souhaité constituer un service public du ramassage des ordures professionnalisé avec des cantonniers municipaux, les paysans ont protesté, fourches en l’air. Un accord a pourtant été trouvé : pas de fonctionnarisation de la chose mais les paysans ont commencé à payer une redevance pour ramasser la merde qu’ils étalaient dans leurs champs…
Avec l’engrais industriel, mais aussi les pollutions diverses que nous avons développé, la question de la gestion des déchets s’est posé différemment. Les paysans et agriculteurs ont décidé de se lier pieds et poings avec les grosses entreprises chimiques fournissant des engrais de synthèse : depuis, le monde agricole est dans la merde jusqu’au cou. Comme les villes qui ont dû gérer la question de leurs déchets, la merde s’entassant. Merde de moins en moins écologique et organique, le progrès passant par-là, nous allons y revenir. Et le monde paysan s’est mis lui aussi à introduire une merde de synthèse dont on connait les ravages : le cycle vertueux de l’échange déchets contre nourriture était rompu et nous ne nous en sommes toujours pas remis.
La merde est un concept flou, bien que plus ou moins odorant et caractéristique selon les espèces, mais c’est en fait un monde riche et complexe. La composition varie, comprenant plus ou moins d’eau, plus ou moins d’aliments non digérés, des bouts de soi, déchets de la combustion cellulaire et de la paroi intestinale, des milliards de composants de la flore intestinale, des minéraux et plus largement tout ce que le corps rejette. La composition, si elle est stable à travers l’histoire, a fortement évolué depuis ces cents dernières années : métaux lourds et dangereux, composés chimiques, restes actifs de molécules médicamenteuses… non content de s’intoxiquer, homo sapiens déverse sa merde sur toute la surface de la terre, par lui-même, ses élevages intensifs et ses industries polluantes et contamine jusqu’au moindre cm² de terre, jusqu’au moindre cm3 d’eau.
Plus qu’assis sur un tas d’or, le monde croule sous un tas de merde, organique, chimique et même radioactif, et si la prise de conscience du nécessaire recyclage des déchets produits par les activités humaines au sens large est présente et les actions se multiplient, la porte d’entrée de la réflexion ne porte pas tant sur ce que nous produisons que sur la gestion des déchets, avec une vision techno-scientifique d’espérance que demain, tout ira mieux et que nous aurons trouvé comment dépasser les lois de la physique et des sciences naturelles. Et puis ceux qui vivent de la destruction de l’environnement humain ont réussi à éloigner les déchets les plus dangereux et désagréables de leurs voisinages immédiats, mieux, ils ont fait des traitements de ces déchets de nouveaux marchés juteux, tels des alchimistes des temps modernes tentant de transformer la merde en or.
Or, Le problème, c’est que les atteintes sont désormais irréversibles et c’est bien le mode de vie humain d’aujourd’hui qui transforme à grande vitesse une planète qui deviendra rapidement invivable pour la majorité des êtres vivants qui la peuplent. Retrouver des cycles plus naturels, penser les déchets avant même de produire, voici quelques-unes des pistes que tout le monde partage, en théorie, ce pays où tout est possible. Mais cela impliquerait de changer radicalement de mode de vie, notamment pour celles et ceux, dont l’auteur de ces lignes, ayant accès, usant et abusant, dudit progrès moderne. Les oligarchies économiques, qui ont assis leurs fortunes sur l’appropriation privée de tout ce que compte la terre, ne se voient pas remises en cause, et concèdent tout au plus de vouloir s’approprier de la merde pour élargir le marché. Bref, nous y sommes jusqu’au cou.
Mais peut être la solution est de s’attaquer à certains déchets en particulier pour pouvoir traiter les autres ou du moins ne plus les produire, s’inspirant de cet adage anglo-saxon pour le retourner, shit in-shit out. Il y a en effet de la merde qui se recycle en merde. Une petite élite qui tient les rênes du destin collectif, un actionnariat qui détient le monde, exproprie toute pensée divergente en faisant crouler sous une montagne de merde de lois de l’offre et de la demande l’humanité toute entière et plus largement l’écosystème. Le recyclage de ces élites est une bien mauvaise idée : la merde à perpétuité ne saurait durer. C’est aux individus, à différentes échelles, de décider collectivement du sort de la merde sur la terre, un sujet trop sérieux pour le laisser à quelques-uns.
Alors, pour sortir de la merde, tirons la chasse un grand coup !
* David Waltner-Toews : Merde...ce que les excréments nous apprennent sur l'écologie, l'évolution et le développement durable.