Chaque jour ouvré, après avoir garé sa voiture rue de la République, Pierre emprunte la place Henri Barbusse pour se rendre à son bureau. Chaque jour, un individu, à l’apparence débraillé, à la barbe sale et se faisant prénommé Eric l’apostrophe pour lui demander une pièce, un sandwich, un ticket restaurant, non sans l’avoir préalablement salué et souhaité une bonne journée. Chaque jour, Pierre détourne la tête et accélère le pas, murmurant qu’il a autre chose à faire, que lui se lève le matin pour travailler et se rendre utile à la société…
Un jour, une ambulance enlève le prénommé Eric, pour le mener quasi directement au carré des indigents du cimetière de la ville. Pierre s’en aperçoit si peu qu’il continue, par un réflexe pavlovien, à détourner la tête, à accélérer le pas et à marmonner entre ses dents à l’endroit exact où le défunt SDF avait l’habitude de se tenir.
Un autre jour, Pierre, par ce que certains appellent un malheureux concours de circonstances, apprend dans la même journée, son licenciement et son divorce. Il vivote quelque temps dans un studio que son allocation chômage lui permet de prendre en charge, mais sonné par la situation, il n’arrive pas à remonter la pente : il n’a pas la force de chercher un nouveau travail, ne fait pratiquement rien de ses journées, passant seulement place Henri Barbusse pour jeter un coup d’œil à la fenêtre de son ancien bureau, occupé à présent par un quidam qu’il n’arrive pas à distinguer au travers des vitres opaques.
Après quelques mois et la fin de ses droits, Pierre commence à ne plus payer son loyer, pas plus qu’il ne peut verser la pension que la justice a mis à sa charge pour l’éducation de ses enfants. Ce qui devait arriver arrive, Pierre fait connaissance avec cette corporation souvent méprisée des huissiers de justice dont l’un des représentants l’expulse sans ménagement de son logement.
Pierre découvre la rue. Elle devient pour ainsi dire son unique horizon, et chemin faisant, Pierre va de découverte en découverte. Ainsi, avec un RSA, on ne va pas bien loin constate t’il presque instantanément. Pour se loger, se nourrir décemment, et pour peu que l’alcool entre dans un quotidien bien sombre pour oublier quelque peu son sort dans des brumes éthyliques, on ne joint que très occasionnellement les deux bouts.
Pris de court, Pierre s’installe sur la place Henri Barbusse. A peu de choses près au même endroit que le prénommé Eric, dont personne ne se souvient au demeurant. Pierre lui ressemble étrangement désormais… Eric, Pierre, en guenille, le prénom s’efface, seul le surnom compte : il est devenu le clodo de la place Henri Barbusse…
Chaque jour ouvré, après avoir garé sa voiture dans la rue de la République, Christine emprunte la place Henri Barbusse pour se rendre à son bureau. Chaque jour, un individu à l’apparence débraillé, à la barbe sale et se faisant prénommé Pierre l’apostrophe pour lui demander une pièce, un sandwich, un ticket restaurant, non sans l’avoir préalablement salué et souhaité une bonne journée. Christine répond toujours par un sourire, parfois par une pièce, plus rarement par un ticket restaurant.
Un jour, elle s’arrête net. Pierre est mal en point. Elle appelle une ambulance, qui conduit l’homme se refaire une santé à l’hôpital. Elle entreprend quelques démarches, elle contacte quelques personnes, elle passe voir comment se rétablit celui qu’elle refuse de prénommer le clodo de la place Henri Barbusse.
Chaque jour ouvré, après avoir garé sa voiture dans la rue de la République, Christine emprunte la place Henri Barbusse pour se rendre à son bureau. Parfois, elle croise Pierre, qui se rend lui-même à son travail : il est magasinier, et un peu aide-comptable à l’occasion, dans une supérette du centre-ville. Le samedi, quand il ne voit pas ses enfants, il va au cimetière municipal déposer une fleur au carré des indigents. Et quand un individu qui se fait prénommer Victor, Salim ou bien Michel s’installe place Henri Barbusse pour demander une pièce, un sandwich ou encore un ticket restaurant, Pierre entreprend quelques démarches, contacte quelques personnes…